Les premiers véritables collecteurs : Yakouchkine :
Paviel Yakouchkine, un fanatique de la chanson populaire… a parcouru à pied les provinces de la Russie centrale et a écrit son Journal d’un piéton, probablement composé vers 1850. Ce journal en dit long sur les circonstances d’une collecte dans la Russie profonde au milieu du siècle dernier. Car parcourir à pied une campagne dépourvue de routes était une entreprise semée plus que de difficultés, elle était tendue de véritables périls. Pour s’y aguerrir, Yakouchkine, que l’on considérait dans les milieux intellectuels comme un original, avait pour règle le renoncement à tout confort : il portait la chemise paysanne, ne regardait jamais à ce qu’il mangeait et, même invité dans les plus riches maisons, dormait toujours à même le sol, « pour ne pas perdre l’habitude », disait-il. Cet entraînement n’était pas de trop, car certaines des mésaventures auxquelles il se trouva confronté auraient pu lui coûter la vie. Ainsi, dans la province de Vladimir, il tombe pendant le dégel printanier dans un marécage d’eau glacée d’où il a le plus grand mal à s’extirper. Parvenu au village voisin, il est rejeté par l’aubergiste qui ne veut tout d’abord pas de ce vagabond trempé et inconnu, et qui ne le laisse monter sur le poêle qu’après de longues palabres ; en compensation, il lui fournit tout de même une fiole de vodka. Au matin, Yakouchkine se réveille sec et en bonne santé. Ailleurs, il est à moitié empoisonné par une omelette mangée dans une taverne, et abandonné à ses seules ressources : les cochers, en effet, ne veulent pas se risquer à le prendre en charge, craignant de le voir mourir en route. Et le voilà obligé de traverser seul un bois infesté de loups. Ailleurs encore, il contracte la variole, s’en remet grâce à sa forte nature et en garde pour toujours le visage grêlé. C’est la raison pour laquelle il se fait pousser la barbe : il est ainsi représenté sur les caricatures de l’époque. A ces difficultés d’ordre matériel et climatique viennent s’ajouter des difficultés d’ordre psychologique et relationnel. Yakouchkine a en effet beaucoup de mal à faire reconnaître par les autres sa profession, nouvelle, de collecteur. Comme les paysans ne comprennent pas ce qu’il désire, il se déguise en colporteur, transportant avec lui une grande boîte en écorce de bouleau remplie de babioles diverses. En échange de ses colifichets, il demande des chansons. Parfois aussi, il paie à boire aux conteurs. N’ayant jamais pu, malgré ses démarches, faire reconnaître sa profession, il devait se déplacer sans visa officiel, viatique indispensable à l’époque, et était suspecté des seigneurs locaux comme de l’administration. En ce qui concerne l’argent, il avait, heureusement, hérité de vingt mille roubles de son père : ils y passèrent entièrement. »