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Le Rire rituel dans le folklore verbal

article de V. Propp, Leningrad 1939
revue I.R.I.S. 2004, n° 27 : "Nous ne rions pas comme on riait autrefois..."



L’auteur s’efforce de comprendre comment on riait dans les sociétés chasseresses, agricoles, etc.

La Princesse qui ne riait jamais :

Le conte La Princesse qui ne riait jamais ne fait pas partie des contes les plus célèbres. Ce n’est ni Le Petit Chaperon rouge, ni La Belle au bois dormant, ni le conte du pêcheur et du petit poisson, ou autre. Ce conte n’a pas inspiré les poètes ; aucun opéra, aucun tableau ne l’ont illustré. Dans le répertoire du conte russe, il n’est représenté que par cinq versions (AT. 559). Et c’est pourtant ce conte si modeste qui est pour le chercheur digne du plus haut intérêt.

Comme c’est le cas pour d’autres sujets de contes, on ne peut qu’artificiellement faire entrer ce conte dans un quelconque schéma de sujet. Ses caractéristiques en sont assez variables et font écho à d’autres sujets ou types de contes.

Pour l’essentiel, les choses se ramènent à ceci : une princesse, pour une raison déter­minée, ne rit jamais. Son père promet sa main à celui qui « la fera rire ». Cette tâche est résolue de façon diverse, mais en gros, on a trois types de solution :

1) le héros a pour auxiliaires des animaux reconnaissants qu’il a achetés ou acquis de façon ou d’autre. Devant la fenêtre où se tient la princesse, il tombe dans une flaque de boue et les animaux s’efforcent, comme ils le peuvent, de le nettoyer et de remettre sa toilette en ordre. Le spectacle provoque le rire attendu ;

2) le héros possède une oie d’or à laquelle les gens s’accolent au moindre attouche­ment. La vue de la procession forcée fait rire la princesse (ce cas est mis en évidence dans l’Index par un numéro special : AT. 571) ;

3) le héros a un pipeau magique et, devant la fenêtre de la princesse, il fait danser trois cochons au son du pipeau. La princesse rit. Le mariage suit.

Tel est en bref le schéma de ce sujet de conte. Ce qui est donné ici, ce n’est pas l’archétype, mais seulement une caractérisation introductive des plus brèves. Le conte se compose de parties constitutives qui peuvent également entrer dans d’autres contes. Ainsi, le motif des gens accolés n’est pas spécifique de notre conte, il sert, par exemple, à confondre la femme infidèle (Af. 256/130 ; Z.V.22) ; à punir la fiancée traîtresse (Smirnov 44 ; Khoudiakov 99) ; à confondre la fille de pope voleuse. Ce motif doit être considéré en relation avec autre chose et nous ne nous y attarderons pas. De même le motif du héros qui tombe dans la mare pour faire rire la princesse ne contient en soi aucune probléma­tique. C’est une situation comique inventée ad hoc et nous ne nous y attarderons pas non plus. Elle demanderait une étude spéciale des animaux reconnaissants.

Par contre l’autre motif, celui des cochons qui dansent, est, d’après nos données, très important pour la compréhension de l’histoire de La Princesse qui ne riait jamais. Il fait le plus souvent partie intégrante d’un autre conte, généralement intitulé Les Marques de la princesse (AT. 850). Il existe entre ces deux contes une parenté si étroite, à la fois par la forme revêtue et, nous le verrons, par la communauté d’origine, que l’un ne peut être étudié sans l’autre. L’intrigue est ici des plus simples : la main d’une princesse a été pro­mise à celui qui saura dire où sont ses marques de naissance. Le héros résout la tâche à l’aide de cochons dansants. Pour obtenir du héros un de ses cochons, elle lui montre ses marques de naissance. Au premier abord, il semble que la ressemblance ne soit pas si grande. Nous la découvrirons peu à peu. Indiquons simplement que ni l’un ni l’autre contes ne s’achèvent forcément sur un mariage. Dans un conte comme dans l’autre, le mariage est suivi par un épisode final important, l’humiliation du rival, dont nous repar­lerons.

Question fondamentale et méthode

Nous voulons étudier le conte La Princesse qui ne riait jamais. Mais que signife étudier un conte ? On peut entendre par là plusieurs choses. On peut recueillir toutes les variantes enregistrées existantes du conte et les comparer. Un tel travail a été mené sur ce conte par Polivka. On peut à partir de là tracer la carte de la répartition géographique de ce sujet de conte, établir les différentes versions et leur degré de diffusion. Ce stade de tra­vail est indispensable et, sans l’article de Polivka, le nôtre ne verrait pas le jour ; c’est cependant un travail préalable. Une telle analyse ne donne droit qu’à des déductions par­tielles, que Polivka, savant dont la prudence confine à l’agnosticisme, ne s’est même pas permises.

Ainsi, nous ne saurions nous contenter de rassembler et confronter le matériau du conte, parce que le matériau a été pris séparément de l’ensemble de ses relations et que nous devons l’étudier justement dans l’ensemble de ses relations [ ... ].

Chaque motif doit être analysé en fonction des stades du développement social et économique et des modifications que ceux‑ci entrainent. De nombreux contes ont gardé des traces tellement nettes du mode de vie tribal (traces de la chasse et de l’agriculture en tant que procédé essentiel de production, avec les formes correspondantes d’organisa­tion de la société, portant sur les rapports familiaux et le mariage, les façons de pensée, etc.), qu’une confrontation scrupuleuse du matériau de conte avec le passé historique ne laisse aucun doute sur les racines historiques de la plupart des motifs de conte.

Qu’en est‑il donc à cet égard avec notre conte ? Généralement, le contenu d’un motif, lorsqu’on compare les variantes, suggère de lui‑même une direction de départ ou hypo­thèse préalables. Il n’en est rien ici. Le sujet donné ne contient directement aucune trace de passé historique sur laquelle on puisse tabler. Les dizaines et les centaines de variantes sont tout aussi indéchiffrables.

Les choses changent si l’on élargit un peu le champ d’investigation. Le contenu du motif, c’est, d’une façon ou d’une autre, la manifestation du rire. Le rire avait une signification rituelle ou religieuse précise et s’il s’avère que La Princesse qui ne riait jamais est liée à un phénomène de cet ordre, les racines historiques de ce motif en seront quelque peu éclaircies. Nous devons donc éclaircir d’abord le caractère du rire en général, du rire non au plan de constructions philosophiques abstraites comme le veut Bergson, mais au plan d’une investigation historique. Nous devons examiner le phénomène dans son mouve­ment, dans ses connexions concrètes avec la vie des peuples où nous l’observons. Cette prise en compte d’un matériau plus large est le premier maillon de l’étude, ce n’est pas encore un examen en profondeur [ ... ].

On a remarqué depuis longtemps que, dans la vie religieuse du passé, le rire avait une signification particulière. Des ouvrages spéciaux ont été consacrés au rire (ceux de Usener, Reinach, Fehrle). Un travail de Fluck et un autre, plus ancien, de Muller (que Fluck n’avait pas remarqué) ont été consacrés au rire pascal. Mercklin s’est attaché au rire sardonique. On dispose aussi des remarques faites par Mannhardt dans des ouvrages plus généraux (Les Mythes germaniques et Les Études mythologiques), par Norden, par Die­tricht, par O.M. Freidenberg, etc. Ces travaux nous ont surtout fourni le matériel antique. Ils n’ont pas résolu le problème. Ce sont de très petites études dans lesquelles n’importe quel matériau a été recueilli n’importe comment. Les tentatives d’explication y relèvent surtout de la méthode de la devinette.