Le Paganisme des anciens Slaves de B. Rybakov

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Le Paganisme des anciens Slaves de B. Rybakov

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- Préface

Préface

Le paganisme slave fait partie de l’énorme acquis culturel, commun à toute l’humanité. Il est composé des conceptions, des croyances et des rites primitifs qui, venant de la profondeur des âges, ont servi de base à toutes les religions mondiales plus tardives.

Il n’existe pas de terme plus vague et plus imprécis que celui de paganisme » ; apparu dans les milieux de la religion officielle (ortho­doxe, N.d.T.), il a à l’origine désigné tout ce qui était pré‑chrétien et non‑chrétien ; il a recouvert aussi bien l’écriture des hymnes védiques, que la mythologie grecque à forte influence littéraire, que le cycle annuel des rites agraires slaves ou celtes, que le chamanisme des chasseurs de Sibérie. Nous ne pouvons absolument pas faire nôtre la moindre tenta­tive pour isoler et détacher le christianisme [1] du système général que représentent les conceptions religieuses archaïques et pour le considé­rer, avec sa foi dans l’au‑delà, avec son ensemble magique de prières et de rites, avec son cycle calendaire archaïque, comme une antithèse du paganisme.

Toute opposition tranchée entre paganisme et christianisme nous ramènerait à des œuvres de propagande cléricale et n’aurait rien à voir avec la situation de fait, avec la science sur la religion.

Quelles que soient l’imperfection et l’imprécision du terme “paga­nisme “, dépourvu de toute valeur au niveau de la terminologie scienti­fique, mais du moins vaste et polysémantique, je considère comme par­faitement valable de s’en servir pour désigner l’immense sphère des ques­tions non résolues qui entrent dans la notion de religion primitive, à savoir la magie, l’animisme, le pan‑démonisme, le pré‑monothéisme, le dualisme, etc. Par son sens très large et diffus, le terme de “paganisme “ convient très bien à cet ensemble hétéroclite et divers. Il est simplement nécessaire de renoncer à son emploi à des fins de propagande cléricale et de se souvenir de cette convention.

Dans quelle mesure est‑il permis de parler d’un paganisme propre­ment slave ? On peut comprendre cette expression comme la somme des conceptions religieuses que le christianisme a trouvé en terre slave du VIè au Xè siècles, mais on peut l’interpréter aussi comme la recher­che d’une spécificité proprement slave de ces conceptions. La première approche serait purement descriptive et, étant donné l’aspect fragmen­taire des sources, ne donnerait pas la possibilité de dresser un tableau historique. La deuxième approche réduirait à l’extrême le problème et ne toucherait pas du tout à son essence.

L’enseignement marxiste‑léniniste sur les processus historiques repose sur la mise au jour de traits généraux, sur l’établissement de lois géné­rales. Ceci concerne tout à fait la sphère de la religion. Pour cette raison, dans la présente étude, nous ferons porter toute notre attention sur les règles générales qui président à l’évolution de la religion primitive, telles qu’elles peuvent être appréhendées sur le matériel slave, et plus précisément vieux‑russe ; nous nous demanderons également quels sont les grands chapitres de la culture païenne universelle qui font partie intégrante de la culture slave. Il faut entendre l’étude du paganisme slave moins au plan ethnique que territorial, et prendre en compte dans la mesure du possible les questions de substrat et de lointaine commu­nauté indo‑européenne, ainsi que celles d’influences interethniques.

Les frontières chronologiques de l’étude ne peuvent être limitées au premier millénaire de notre ère, même si l’on sait que c’est au début de celui‑ci que le nom des Slaves est pour la première fois mentionné dans les livres érudits et que c’est à la fin de ce même millénaire que presque tous les Slaves ont été christianisés.

La cosmogonie et les conceptions religieuses des Slaves ont com­mencé à se former dans des temps très reculés, et ceci nous conduira inévitablement à des incursions dans la profondeur chronologique des époques primitives. Par ailleurs, l’ethnographie des peuples slaves du XIXe siècle fournit en abondance un matériel tellement précieux sur le paganisme et sur ses survivances, qu’il est nécessaire, dans nombre de cas, de repousser les frontières chronologiques de tel ou tel événement jusqu’à des temps très proches de nous.

C’est en 1930 que l’auteur a commencé à s’occuper des problèmes posés par le paganisme slave et par l’histoire d’idées contraires à celles de la religion orthodoxe dans la Russie moyenâgeuse. Pour ce qui est du premier thème, c’est‑à‑dire de l’objet de ce livre, celui‑ci est longtemps resté une simple collection, bientôt devenue colossale, de docu­ments et de faits sans lien historique. Pour surmonter le caractère pure­ment descriptif de l’étude, il n’était pas suffisant de faire un travail de classification ; il fallait élaborer une approche complexe permettant d’étu­dier des sources de nature hétérogène ; il fallait faire sauter les barrières entre les sciences diverses qui s’occupaient de ces sources et, sans craindre le caractère hypothétique d’un certain nombre de (re)constructions, il fallait s’efforcer de réunir les clefs servant à la compréhension des pro­blèmes généraux.

La première de ces clefs est, sans conteste, l’enseignement de Lénine [2]. sur la possibilité de « l’envol de la fantaisie à partir de la réalité » au cours du processus d’appréhension du monde par l’homme, et sur les “ racines gnoséologiques “ de la religion. De ceci découle la nécessité de dévoiler et de reconstruire non seulement la pensée primitive, mais la conception du monde primitive, ainsi que l’évolution de cette concep­tion. Le troisième élément important de l’analyse est l’établissement d’une stratigraphie des conceptions et des cultes païens, faite en fonction de la chronologie et des stades économiques. Nous verrons, comme je m’efforcerai de le démontrer, que les nouveaux systèmes de conceptions n’effacent pas entièrement les anciens, mais se déposent dessus, coexis­tent avec eux.

La quatrième clef sera la sémantique de l’art populaire, laquelle per­mettra de ramener à un dénominateur commun l’important matériel ethnographique du XVIIIè au XXè siècles, d’une part, et les trouvailles archéologiques datées de façon précise et appartenant aux différents millénaires, de l’autre.

Il n’est pas nécessaire de répéter ici que l’on ne pouvait élaborer une conception de l’histoire du paganisme que sur la base combinée de données provenant de toutes les sources écrites, de l’ethnographie, de la littérature orale, du chant épique, de l’art traditionnel populaire, de l’archéologie, de la linguistique.

Les antiquités slaves retiennent depuis longtemps l’attention des his­toriens par leur aspect romantique (au moins depuis les temps de Jan Dlugosz et du Synopsis d’Innocent Guisel [3]). Historiens et philologues russes du XIXe et du début du xx, siècles ont abordé tel ou tel aspect du paganisme slave, mais dans la plupart des cas ils se sont limités à décrire la mythologie slave telle qu’elle apparaît à travers les chroniques et autres œuvres de la religion officielle (du XIè au XIVè siècles), ou encore, ils se sont bornés à expliquer les croyances des paysans dans les fées et autres esprits de la forêt ou de la maison, ainsi que leurs fêtes calendaires.

A la veille de la première guerre mondiale et pendant celle‑ci, quatre ouvrages essentiels faisant la synthèse de toutes les innombrables études sur le paganisme slave ont été publiés. Ce sont : 1) le travail de E. V. Anitchkov : Le paganisme et la Russie ancienne, St Pétersbourg, 1913 (E. V. Aiiiëkov, jazycestvo i drevnjaja Rus’) ; 2) l’ouvrage en deux tomes de N. M. Galkovski : La lutte du christianisme contre les survivances du paganisme en Russie ancienne (premier tome Kharkov, 1916, deuxième tome Moscou, 1913) (N. M. Gal’kovskij, Borba khristianstva s ostatkami jazy estva v drevn Rusi) ; 3) la synthèse fondamentale de Lioubor Niederlé en plusieurs tomes : Les Antiquités slaves (Prague, 1916 ; deuxième édi­tion, 1924) (Slovanshé Staro itnosti) ; et 4) la vaste étude d’ensemble de Yane Makhale dans la série Mythology of all races (Boston, 1918). Les historiens et les ethnographes soviétiques, sauf exception insignifiante, ne se sont pas à nouveau attaqué à ce problème, aussi vaste que passion­nant. On peut seulement mentionner les travaux de V. 1. Tchitchérov [4] et de S. A. Tokarev [5]. L’ouvrage le plus récent est celui de l’historien polonais Henri Lowmianski, La religion des Slaves et sa décadence du VIe au XIè, siècles, publié à Varsovie en 1979 (Religia Slowian i jej upadek, w. VI‑XII). Une bibliographie très détaillée et portant sur les dernières années est donnée en annexe. je fournirai une analyse plus complète de ce livre lorsque nous en viendrons au paganisme de la Russie ancienne.

L’approche marxiste‑léniniste des problèmes soulevés par le paga­nisme slave est incontestablement importante. Evolution de la religion primitive, premières tentatives d’élaboration d’une cosmogonie chez les agriculteurs archaïques, création d’un système de signes complexe dans le domaine de l’art appliqué, mise au point bien avant le christianisme de systèmes religieux nombreux, voilà une partie seulement des ques­tions qui entrent organiquement dans notre objet d’étude.

Nous ne pourrions, sans faire une analyse du paganisme, saisir l’idéo­logie des Etats slaves moyenâgeux, et en particulier celle de la Russie kiévienne. Seule, la connaissance des traditions païennes populaires nous permettra de comprendre correctement le caractère de nombreux mou­vements antireligieux du Moyen Age.

Si nous pouvons appréhender la culture de la classe supérieure féo­dale grâce à la littérature et à l’art de la religion officielle (ce en quoi nous la rétrécissons de façon injuste), pour ce qui est de la culture du simple peuple, nous ne pouvons l’appréhender, sur toute la durée des siècles du féodalisme, qu’à travers l’analyse de tout l’énorme ensem­ble des données païennes. La culture orale, traditionnelle, plusieurs fois séculaire, de la campagne russe, voilà non seulement le trésor de rensci­gnements dont nous avons besoin pour connaitre ses racines profondes, mais voilà aussi ces racines elles‑mêmes, racines sur lesquelles s’est main­tenue pendant ce dernier millénaire la masse de la paysannerie labo­rieuse, racines qui ont nourri non seulement la campagne mais les fau­bourgs des villes et, dans une certaine mesure, la haute société elle‑même.

Les contes, les rondes et les chansons populaires, les chants épiques russes et ukrainiens, les rites nuptiaux pittoresques et au sens profond, les broderies populaires, la sculpture sur bois, tout ceci ne peut recevoir d’éclairage historique qu’en tenant compte du mode de pensée païen archaïque.

En m’enfonçant pour écrire ce livre dans les profondeurs épaisses de la pensée archaïque, dans celles de symboles à demi‑déchiffrés, de conjurations archaïques et de fragments de cosmogonie, je suis loin de penser que j’ai réussi à traiter de tout, à tout démontrer, à convaincre sur tout. Ma tâche sera réussie si je parviens à éveiller de façon durable l’intérêt pour un thème aussi passionnant et historiquement important que l’est le paganisme slave.

[1] Christianisme : le terme, bien que pouvant s’appliquer au catholicisme, est ici compris dans sa variante orthodoxe. Ceci s’applique à tout le livre (N.d.T.).

[2] V. 1. Lénine, (Euvres complètes, tome 29, p. 322, 329, 330 (en russe)

[3] Jan Dlugosz, précepteur des enfants du roi Casimir IV, écrit une Histoire de la Pologne au xvc siècle. 12 Synopsis, œuvre historique d’Innocent Guisel, est le premier livre d’histoire russe sur les origines des Slaves et de l’Etat kiévien (1674)(N.d T.)

[4] V. 1. Tchitchérov, La période hivernale du calendrier agraire russe du XVIé, au XIXè siècles, Moscou 1957 (V. 1. Cicerov, Zimnii period russkogo zemltdel’ceskogo kalendarja XVI‑XIX vekov).

[5] S. A. Tokarev, Les croyances religieuses des Slaves de 1’Est au XIXè et au délut du XXe siècles, Moscou, 1957 (TokarevReligioznye verovanija vosto noslavjanskikh narodov Y‑W‑naïala XX v.).