« L’imposant recueil de proverbes de V. Dal (plus de trente mille expressions) pose une série de questions.
Premièrement, est-ce que la majorité de ces expressions sont bien des proverbes ?
Deuxièmement, en ce qui concerne les rubriques consacrées au genre et à la structure familiale (la femme, le mari / l’épouse, la famille, le mariage, etc.), le monde qu’elles décrivent est-il vraiment patriarcal (au sens de domination de l’homme sur la femme) ?
Ne donnent-elles pas pour l’essentiel un tableau exact des traditions existantes dans la société rurale ritualisée de la deuxième moitié du XIX è siècle ? »
Dans son introduction à son célèbre recueil les Proverbes du peuple russe (Moscou, 1861 [1]), lequel contient quelque trente mille proverbes, Vladimir Dal’ nous apprend un certain nombre de faits dignes d’intérêt. D’une part, il n’a relevé qu’environ six mille proverbes de sources existantes à son époque, c’est à‑dire écrites ; d’autre part, le reste, soit la grande majorité, provient de manuscrits particuliers ou d’une collecte orale personnelle ; il n’a pas inclus de proverbes fabriqués par des auteurs (comme Krylov), à moins qu’il ne les ait entendu dire dans le peuple. « D’une façon générale, dit‑il, j’ai pris tout ce qu’il m’a été donné d’attraper dans les conversations orales » (op. cit. : 5). Donc la collecte orale a chez lui primé les sources écrites.
Enfin, écrit‑il (et ceci nous importe au plus haut point), « dans mon recueil sont entrés, en plus de proverbes, des locutions proverbiales, des dictons, des devinettes, des croyances, superstitions, présages et beaucoup d’expressions auxquelles je ne puis donner de nom, et même de simples tournures de langage » (ibid. : 10).
Par ailleurs, ses expressions ne sont pas disposées par ordre alphabétique, mais d’après le sens. L’auteur a ainsi dégagé cent huit rubriques. La difficulté d’une telle classification saute aux yeux. Certaines expressions figées se retrouvent dans des rubriques différentes. Il y a de nombreuses répétitions, des proverbes se contredisent, etc. L’unité de l’exposition est plus apparente que réelle, et ceci provient moins d’un manque de cohérence dû à l’auteur lui‑même (à qui hommage doit être rendu pour l’immensité de son travail) qu’à la dispersion inhérente au matériel. D’où le côté parcellaire, voire contradictoire de tout effort de classement, et la difficulté de mener une analyse qui semble au départ partir dans toutes les directions.
Nous nous sommes intéressée au « genre » (ou rapport masculin / féminin suivant la terminologie américaine qui emploie ici le terme de « gender ») et « à boire » (sens : il faut assumer ses actes). Les locutions courtes et imagées, ayant réussi à acquérir un sens général, détaché de leurs constituants, sont devenues des proverbes, toujours vivants aujourd’hui.
Par ailleurs, l’expression, courte et figée, doit devenir une locution qui frappe, dont on se souvient et que l’on réinsère facilement dans le discours. Par les procédés de la synecdoque ou de la métonymie, on peut y tendre. Soit le proverbe : Volos dolog, a um korotok « Cheveux longs, esprit court ». Le cheveu ici représente la femme (la partie est mise pour le tout). De plus, la structure rythmée avec composition binaire, parallélisme syntaxique, assonances (olo, olo, oro) en fait une formule dont on se souvient et que l’on répète sans difficulté. Elle semble alors devenir une vérité admise par tous (l’est‑elle ?, c’est une autre question). De même : Vek Âivi, vek ucis’ « On n’a jamais fini d’apprendre ».
Dans le corpus de Dal’ que nous avons passé en revue, bien peu de locutions atteignent le statut de proverbe, c’est‑à‑dire soit la capacité de se détacher de leur sens premier pour acquérir un sens général, soit celle de devenir une vérité reconnue par le ton catégorique et la perfection de la forme, soit les deux. Plus de soixante‑quinze pour cent des locutions restent soit enfermées dans un contexte socio‑culturel qu’il faut déchiffrer, soit de forme trop banale pour se graver dans la mémoire. Exemples : Svekrov’ koÒku b’et, a nevestke navetki daet « Quand la belle‑mère a battu son chat, elle s’en prend à sa bru » ; ou encore : Svadzbnyj poezd vyezÂaet ne©etom « Le cortège du fiancé compte toujours un nombre impair de membres ».
C’est la raison pour laquelle, parmi toutes ces expressions figées, bien peu (peut‑être dix pour cent) acquièrent le statut envié de proverbes, cités dans tous les manuels et mémorisés par un nombre important de personnes, y compris à l’heure actuelle.
Ceci signifie‑t‑il pour autant que toutes les locutions restantes sont à rejeter ? Certainement pas, comme nous allons le voir.
Mais revenons d’abord sur certaines caractéristiques de tous ces proverbes ou même simples locutions. D’une part, la vérité qu’ils semblent énoncer n’a rien d’absolu (Volos dolog, a um korotok), ils peuvent être infirmés par des proverbes qui viennent les contredire ou qui forment une sorte de réponse : mu da Âena - odna duÒa /mu da Âena – odna satana « Mari et femme sont une seule âme / Mari et femme sont le démon même » ; bab’i goroda ne dolgo stoæt « Les villes construites par les femmes ne tiennent pas longtemps » / A 6ez bab goroda ne stoæt « Mais sans les femmes les villes ne tiennent pas du tout » ; Åena ne sapog, s nogi ne snimeÒ’ « Une épouse, ce n’est pas une botte, on ne peut l’enlever » / Mu ne baÒmak, s nogi ne sbrosiÒ’ « Un mari, ce n’est pas une chaussure, on ne peut l’enlever » Mu – golova ; Âena duÒa « Le mari est la tête, la femme l’âme » / Mu –golova,Âena – Òeæ, kuda ej nado, golovu povora©ivaet « Le mari est la tête, et la femme, le cou : elle tourne la tête dans le sens qui lui convient » [2]
Il n’y a donc pas de vérité absolue : une énonciation peut fréquemment être contredite ou nuancée par une autre. Et ceci est courant dans les rapports masculin / féminin (ou problèmes de « genre » [gender]).
L’étude réalisée ne pouvait avoir qu’un côté fragmentaire et même quelquefois subjectif. Ceci provient de ce que l’ensemble de ces locutions figées, qui ne sont pas toutes, et loin de là, des proverbes, forme un matériel mouvant, instable, contradictoire. Nous avons cependant pu en finir avec l’idée simpliste de la misogynie que révélerait le corpus de Dal’. Nous avons mis en évidence la grande pertinence de cet immense ensemble de formules pour la connaissance des coutumes familiales de la société paysanne russe du XIXe siècle, dans laquelle prime l’aspect ritualiste. Si l’on veut employer le mot « patriarcal » pour traiter de cette société, il faut avoir en tête le double sens de ce mot, qui signifie d’une part la domination de l’homme sur la femme, et qui veut dire, de l’autre : conforme aux coutumes d’antan. Dans le premier sens, non, le monde décrit par Dal’ n’est pas « patriarcal » ; dans le deuxième sens, oui, cette société est entièrement traditionaliste, ritualiste et, en ce sens, « patriarcale ». Il reste à regretter une chose, c’est que le corpus de Dal’ n’ait pas été davantage utilisé pour traiter des coutumes de la société paysanne.
The monumental collection of Dal’s proverbs (more than thirty thousand) poses a number of questions. First of all, are the majority of these expressions really proverbs ? Do the sayings concerning gender and fanùlial structure (woman, husband/wife, fan‑iily, marriage, etc.), describe a world as patriarchal as is often assumed ? Do most of them paint a very accurate picture of the traditions practised in the ritualistic peasant society of the second half of the XIXth century ?